Le peuple esquimau est un peuple heureux, malgré la vie rude, la vie parfois tragique qui est la sienne. C'est un peuple heureux parce qu'il a peu de besoins et qu'ainsi il a souvent l'occasion de les satisfaire tous. Mais c'est un peuple heureux qui, à mon avis, le restera, parce que c'est un peuple sage.
Il n'y a pas si longtemps de cela que vivait, sur la côte orientale du Groenland, un vieil Esquimau aux jambes paralysées. S'étant rendu compte qu'il n'était plus d'aucune utilité dans la communauté, il réunit ses enfants et ses petits-enfants et leur annonça qu'il se jetterait dans le fjord le lendemain matin. Le moment venu, le vieillard trainant ses jambes derrière lui, accompagné de tous les siens, descendit vers le bord de la petite falaise de glace qui tombait dans la mer encombrée de «floes». Bientôt, lui disaient ses enfants, bientôt tu retrouveras tous tes parents et tes amis dans le domaine des morts: bientôt tu ne souffriras plus du froid, bientôt tu n'auras plus faim.»
Ayant dit au revoir à sa famille, le vieil homme, aidé de ses fils, se jeta à l'eau. L'eau était froide et l'instinct de conservation reprenant le dessus, il se mit à se débattre. Alors sa fille cadette, celle qu'il aimait le plus et celle qui l'aimait le plus, ayant pitié de lui, lui cria: «Mets la tête dans l'eau, papa, cela durera moins longtemps.»
Racontée ainsi cette histoire est choquante. Les Esquimaux sont-ils des sauvages?[...]
Le suicide du vieillard sous l'œil attendri des siens est un acte d'esprit civique et de courage évidents, mais aussi de foi. Les Esquimaux croient en effet à la vie après la mort dans un pays qui ressemblerait au leur: le domaine des morts; un pays où la vie serait éternellement douce et agréable, sans froids excessifs, sans faim, sans tristesse. Mourir n'est pour eux que le passage d'une demeure inconfortable à une autre contiguë, où la vie serait plus facile. Combien plus aisément nous résignerions-nous à la mort si notre foi était plus vive...
Les clichés du voyage
Paul-Emile Victor
Né le 28 juin 1907, Paul-Emile Victor est, dès son enfance, attiré par les pôles. Il oriente ses études pour réaliser cette vocation : ingénieur de l'Ecole Centrale de Lyon, diplômé de l'Institut d'Ethnologie de Paris et de l'Ecole Navale de Marseille.
Attaché au musée d'Ethnographie du Trocadéro, il organise en 1934 sa première expédition polaire. Le Commandant Charcot le dépose, avec trois compagnons, pour un an sur la côte est du Groenland, chez les Eskimo d'Ammassalik.
Début 1935, il traverse le désert de glace du Groenland (l'Inlandsis), d'ouest en est, en traîneaux à chiens, avec Robert Gessain, Michel Perez et Eigil Knuth.
En 1936, il y revient seul et s'installe à Kangerlussuaq (côte est) et vit au sein d'une famille pendant quatorze mois, "comme un eskimo parmi les eskimo".
En 1939, il fait un séjour d'études ethnographiques en Laponie, avec les docteurs Michel et Raymond Latarjet.
Il quitte la France après l'armistice de 1940, s'installe en 1941 aux Etats-Unis où il s'engage dans l'US Air Force. Pilote et parachutiste, il devient instructeur à l'Ecole d'Entraînement Polaire, où il crée les escadrilles de "Search and Rescue" pour l'Alaska, le Canada et le Groenland, chargées de la recherche et du sauvetage des équipages aériens.
En 1947, il crée les Expéditions Polaires Françaises (EPF) - Missions Paul-Emile Victor, qu'il dirigera jusqu'en 1976.
A la tête des EPF, Paul-Emile Victor conduit de nombreuses expéditions au Groenland(Arctique) et en Terre Adélie (Antarctique) où est construite une base scientifique française permanente. Il est en outre Chef de l'Expédition Glaciologique Internationale au Groenland (E.G.I.G.), Président du Scientific Committee on Antarctic Research - SCAR, Président du Comité Antarctique Français pour l'Année Géophysique Internationale (AGI).
A partir de 1962, il organise de multiples activités sur la défense de l'homme et de son environnement, et devient en 1968, Délégué Général de la Fondation pour la Sauvegarde de la Nature.
Il crée en 1974, avec Alain Bombard, Jacques-Yves Cousteau, Louis Leprince-Ringuet et Haroun Tazieff, le Groupe Paul-Emile Victor pour la Défense de l'Homme et de son Environnement.
Auteur de quarante ouvrages scientifiques, techniques et de vulgarisation, Paul-Emile Victor réalise en 1977 son second rêve d'adolescence : il s'installe avec sa famille sur une île déserte de la Polynésie Française, où il dessine, peint, expose.
En 1987, pour fêter ses 80 ans, il retourne en Terre Adélie puis au Pôle Nord.
Il s'éteindra sur son îlot, le 7 mars 1995, et sera, selon sa volonté, immergé depuis la frégate "Dumont d'Urville", de la Marine Nationale, au large de Bora Bora.